Le lendemain, je pris un couteau tranchant pour tailler les extrémités brisées des deux fragments d’os, puis, avec le plus grand soin, creusai deux longues rainures dans la poignée de bois d’Hywelbane. Issa se rendit à Caer Sws pour en rapporter de la colle qu’on fit chauffer. Puis après nous êtres assurés que les deux creux correspondaient exactement à la forme des fragments d’os, il ne nous resta plus qu’à les enduire de colle et à presser les deux bouts dans la garde de l’épée. « On dirait de l’ivoire, dit Issa d’un ton admiratif une fois le travail achevé.

— Une simple côte de porc », répondis-je d’un ton léger. Mais c’est vrai qu’on aurait dit de l’ivoire et les deux morceaux donnaient fière allure à Hywelbane. L’épée devait son nom à son premier propriétaire, Hywel, l’intendant de Merlin, qui m’avait appris le métier des armes.

« Mais ce sont des os magiques ? voulut savoir Issa avec inquiétude.

— La magie de Merlin. » Mais je me refusai à toute autre explication.

Cavan vint me voir à midi. Il s’agenouilla sur l’herbe et inclina la tête, sans desserrer les lèvres. Mais il n’avait nul besoin de parler, car je savais le pourquoi de sa venue. « Tu es libre de partir, Cavan, lui dis-je. Je te délivre de ton serment. » Il leva les yeux vers moi. Mais être libéré de son serment était une affaire trop grave pour qu’il pût dire quoi que ce soit. Je me contentai de sourire.

« Tu n’es pas un jeune homme, Cavan, dis-je enfin, et tu mérites un seigneur qui te comblera d’or et d’aises au lieu de t’offrir la Route de Ténèbre et l’incertitude.

— J’ai l’intention de mourir en Irlande, répondit-il, ayant enfin retrouvé sa voix.

— Pour être avec ton peuple ?

— Oui, Seigneur, mais je ne puis y retourner en pauvre hère. J’ai besoin d’or.

— Alors brûle ta planche », lui conseillai-je.

Il sourit, puis embrassa la garde d’Hywelbane. « Sans rancœur, Seigneur ? demanda-t-il avec inquiétude.

— Non, fis-je, et si jamais tu as besoin d’aide, fais-le-moi savoir. »

II se leva pour me serrer dans ses bras. Il allait retourner au service d’Arthur et emporter avec lui la moitié de mes hommes. Car vingt seulement choisirent de rester avec moi. Les autres redoutaient Diwrnach ou étaient trop impatients de trouver des richesses. Je ne pouvais les en blâmer. Ils avaient gagné des honneurs, des anneaux de guerrier et des queues de loup à mon service, mais peu d’or. Je leur donnai la permission de garder les queues de loup sur leurs casques, car ils les avaient bien gagnées dans les terribles combats de Benoïc, mais je leur fis peindre sur leur bouclier les nouvelles étoiles.

Les étoiles étaient pour la vingtaine d’hommes qui restaient avec moi, et ces vingt gaillards étaient les plus jeunes, les plus forts et les plus aventureux de mes lanciers, et les Dieux savent qu’ils avaient besoin de l’être, car en brisant l’os je les avais engagés sur la Route de Ténèbre.

J’ignorais quand Merlin nous appellerait et j’attendis donc dans la maisonnette à laquelle Ceinwyn nous avait conduits au clair de lune. Elle se trouvait au nord-est du Dolforwyn, dans une petite vallée si encaissée que les ombres ne quittaient point le ruisseau avant que le soleil ne fût au milieu de sa course dans le ciel du matin. Les flancs raides de la vallée étaient couverts de chênes, mais la maison était entourée d’un patchwork de champs minuscules où avaient été plantés une vingtaine de pommiers. La maison n’avait pas de nom, la vallée non plus. On l’appelait simplement Cwm Isaf, la Vallée inférieure, et c’était désormais notre demeure.

Mes hommes se construisirent des cabanes sur la pente sud de la vallée. Je ne savais comment j’allais pouvoir subvenir aux besoins de vingt hommes et de leurs familles, car la fermette de Caer Sws aurait eu le plus grand mal à nourrir un mulot, sans parler d’une bande de guerriers, mais Ceinwyn avait de l’or et, me promit-elle, son frère ne nous laisserait pas mourir de faim. La ferme, m’expliqua-t-elle, avait appartenu à son père : l’une des milliers de fermes éparpillées qui avaient fait la richesse de Gorfyddyd. Le dernier fermier était un cousin du fabricant de bougies de Caer Sws, mais il avait trouvé la mort devant Lugg Vale et on ne lui avait encore désigné aucun remplaçant. La maison elle-même était en piètre état : un petit rectangle de pierre avec un épais toit de chaume, de paille de seigle et de fougères, qui avait affreusement besoin d’être retapée. Il y avait trois chambres à l’intérieur. La pièce centrale avait jadis été réservée aux quelques bêtes de la ferme : nous en fîmes un lieu de vie. Les deux autres pièces étaient des chambres à coucher : une pour Ceinwyn, une pour moi.

« J’ai promis à Merlin », dit-elle cette première nuit pour expliquer que nous fassions chambre à part.

Je ressentis des fourmillements. « Promis quoi ? »

Elle dut rougir, mais le clair de lune ne pénétrait point dans la maison et je ne voyais pas son visage. Je sentais seulement la pression de ses doigts dans les miens. « Je lui ai promis, dit-elle lentement, de rester vierge tant qu’on n’aura pas retrouvé le Chaudron. »

Je commençais à comprendre à quel point Merlin s’était montré subtil. Subtil, pervers et malin. Il avait besoin d’un guerrier pour le protéger dans son voyage au pays de Lleyn et il avait besoin d’une vierge pour trouver le Chaudron. Il nous avait donc manipulés tous les deux. « Non ! protestai-je. Tu ne peux aller au pays de Lleyn ! »

« Seule une vierge peut découvrir le Chaudron, nous avait sifflé Nimue depuis l’obscurité. Devrions-nous prendre une enfant, Derfel ?

— Ceinwyn ne saurait aller à Lleyn », insistais-je.

« Du calme, ajouta Ceinwyn. J’ai promis. J’ai fait un serment.

— Sais-tu ce qu’est Lleyn ? Sais-tu ce que fait Diwrnach ?

— Je sais que le voyage là-bas est le prix à payer pour être ici avec toi. Et j’ai promis à Merlin, reprit-elle, j’en ai fait le serment. »

Je dormis donc seul cette nuit-là, mais au matin, après un frugal petit déjeuner avec nos lanciers et nos serviteurs, et avant que je misse les bouts d’os dans la garde d’Hywelbane, Ceinwyn se rendit avec moi au cours d’eau de Cwm Isaf. Elle écouta mon plaidoyer passionné pour la dissuader de s’aventurer sur la Route de Ténèbre, mais elle repoussa tous mes arguments, expliquant que, si Merlin était avec nous, qui pourrait triompher de nous ?

« Diwrnach, dis-je d’un air sinistre.

— Mais tu accompagnes Merlin ?

— Oui.

— Alors, ne m’en empêche pas. Je serai avec toi, et toi avec moi. » Et elle ne voulait plus rien entendre. Elle n’était la femme d’aucun homme. Elle avait arrêté sa décision,

Et puis, bien entendu, nous parlâmes de ce qui s’était passé dans les tout derniers jours et nos mots se bousculaient. Nous étions amoureux, tout aussi épris qu’Arthur l’avait été de Guenièvre, et nous n’en savions jamais assez sur nos pensées et nos histoires respectives. Je lui montrai la côte de porc et elle rit de bon cœur quand je lui racontai que j’avais attendu le dernier moment pour la casser en deux.

« Je ne savais vraiment pas si j’aurais l’audace de me détourner de Lancelot, admit Ceinwyn. Je ne savais pas pour l’os, bien sûr. J’ai cru que c’était Guenièvre qui m’avait fait sauter le pas.

— Guenièvre ? demandai-je surpris.

— Je ne supportais pas son exultation perverse. C’est affreux de ma part ? J’avais l’impression d’être son chaton, et ça m’était insupportable. » Elle marcha un temps en silence. Quelques feuilles tombaient des arbres encore largement verts. Ce matin-là, me réveillant aux premières lueurs de l’aube à Cwm Isaf, j’avais vu un martin s’envoler de la toiture de chaume. Il n’était pas revenu et je me disais que nous n’en reverrions pas d’autres avant le printemps. Ceinwyn marchait pieds nus à côté du ruisseau, sa main dans la mienne. « Et je me suis interrogée sur cette prophétie du lit de crânes, poursuivit-elle. Je crois que ça veut dire que je ne suis pas censée me marier. J’ai été fiancée trois fois, Derfel, trois fois ! Et trois fois, j’ai perdu l’homme. Si ce n’est pas un message des Dieux, qu’est-ce que c’est ?

— Je croirais entendre Nimue.

— Je l’aime bien, répondit-elle dans un sourire.

— Jamais je n’aurais imaginé que vous puissiez vous entendre, confessai-je.

— Et pourquoi ça ? J’aime son goût de la bagarre. La vie appartient aux conquérants, non aux soumis, et ma vie durant, Derfel, j’ai fait ce que les gens m’ont demandé de faire. J’ai toujours été une bonne petite, dit-elle en faisant la moue. La fillette obéissante, la jeune fille docile. C’était facile, bien sûr, parce que mon père m’aimait, et il aimait si peu de gens, mais je recevais tout ce que je désirais, et en retour on n’attendait de moi qu’une chose : que je sois jolie et obéissante. Et j’ai été très obéissante.

— Jolie aussi. »

Elle m’enfonça son coude dans les côtes. Une nuée de bergeronnettes de Yarrell s’envola de la brume qui enveloppait le ruisseau juste devant nous. « J’ai toujours été obéissante, dit Ceinwyn d’un air songeur. Je savais que je devrais me marier avec l’homme qu’on me choisirait, et cela ne me tracassait pas outre mesure, car tel est le lot des filles de rois. Et je n’ai pas le souvenir d’avoir jamais été si heureuse que le jour où j’ai vu Arthur pour la première fois. Je me disais que la vie me sourirait à jamais. C’était un si brave homme, et puis, soudain, il a disparu.

— Et tu ne m’as pas même remarqué ! » J’étais le plus jeune lancier de la garde d’Arthur lorsqu’il était venu à Caer Sws pour s’y fiancer avec Ceinwyn. C’est à cette époque qu’elle m’avait donné la petite broche que je portais encore. Elle avait récompensé toute l’escorte d’Arthur sans jamais soupçonner le feu qu’elle avait embrasé dans mon âme ce jour-là.

« Je suis sûre de t’avoir remarqué, dit-elle. Un grand lourdaud avec sa crinière de paille ! Comment m’aurait-il échappé ? » Elle rit, puis me laissa l’aider à enjamber un chêne abattu. Elle portait la même robe de lin que la veille, mais la jupe blanchie était maintenant tachée de boue et de mousse. « Puis j’ai été fiancée à Caelgyn de Rheged, reprit-elle, et je cessai d’être tout à fait aussi sûre de jouer de bonheur. C’était une triste brute, mais il avait promis à mon père une centaine de lanciers et le prix de la mariée en or, si bien que je tâchai de me convaincre que je serais tout de même heureuse, même si je devais vivre à Rheged, mais Caelgyn a été emporté par la fièvre. Puis il y a eu Gundleus, dit-elle en se rembrunissant. J’ai compris alors que je n’étais qu’un pion dans un jeu de guerre. Mon père m’adorait, mais il était tout prêt à me donner même à Gundleus si cela lui procurait plus de lances à porter contre Arthur. Pour la première fois, je compris que je ne serais jamais heureuse à moins de faire moi-même mon bonheur, et c’est alors que tu es venu nous voir avec Galahad. Tu te souviens ?

— Je me souviens. »

J’avais accompagné Galahad dans sa mission de paix avortée et Gorfyddyd, en guise d’affront, nous avait fait dîner dans la salle des femmes. C’est là, à la lueur des chandelles, tandis que la harpiste jouait, que j’avais parlé à Ceinwyn et lui avais fait le serment de la protéger.

« Et tu t’es inquiété de savoir si j’étais heureuse.

— J’étais amoureux de toi, avouai-je. Comme un ver de terre amoureux d’une étoile. »

Elle sourit. « Puis est venu Lancelot. Le charmant Lancelot. Le beau Lancelot, et tout le monde m’a seriné que j’étais la plus heureuse des femmes de Bretagne, mais sais-tu ce que j’ai ressenti ? Que je ne serais pour Lancelot qu’une conquête de plus, et il semble qu’il en ait déjà beaucoup. Mais je n’étais pas encore bien sûre de ce que j’allais faire. C’est alors que Merlin est venu me parler, et il a laissé Nimue, qui n’en finissait pas de parler. Mais je savais déjà que je ne voulais appartenir à aucun homme. Toute ma vie, j’ai été la propriété des hommes. Comme Nimue. J’ai fait un serment à Don, je Lui ai juré que si Elle me donnait la force de prendre ma liberté, jamais je ne me marierais. Je t’aimerai, me promit-elle en me regardant droit dans les yeux, mais je ne serai le bien d’aucun homme. »

Peut-être, me dis-je, mais elle était encore, comme moi, le jouet de Merlin. Ils n’avaient pas perdu leur temps, lui et Nimue, mais je ne dis mot de tout cela, ni de la Route de Ténèbre. Je préférai prévenir Ceinwyn :

« Tu seras l’ennemie de Guenièvre, désormais.

— Oui, fit-elle. Au demeurant je l’ai toujours été, dès l’instant où elle a décidé de me prendre Arthur, mais je n’étais alors qu’une enfant et je ne savais comment la combattre. La nuit dernière, j’ai pris ma revanche, mais dorénavant je devrai vivre cachée. » Elle sourit. « Et toi, tu devais épouser Gwenhwyvach ?

— Oui, avouai-je.

— Pauvre Gwenhwyvach. Elle a toujours été très gentille avec moi quand ils habitaient ici, mais je me souviens que, chaque fois que sa sœur entrait, elle filait. On aurait dit une grosse souris bien dodue, et sa sœur était le chat. »

Cet après-midi-là, Arthur descendit dans la vallée. La colle fixant les bris d’os était encore en train de sécher sur la garde d’Hywelbane quand ses guerriers firent leur apparition au milieu des arbres de la pente sud de Cwm Isaf, face à notre maisonnette. Les lanciers n’étaient pas venus nous menacer : ils étaient simplement venus prendre un peu de bon temps dans la longue marche qui devait les ramener dans leur confortable Dumnonie. Aucun signe de Lancelot ni de Guenièvre : Arthur traversa seul le ruisseau. Il ne portait ni épée ni bouclier.

Nous l’accueillîmes à la porte. Il s’inclina devant Ceinwyn puis lui adressa un sourire.

« Chère Dame, fit-il simplement.

— Vous m’en voulez. Seigneur ? » lui demandai-je avec inquiétude.

Son visage s’épanouit en un large sourire : « Ma femme croit que oui, mais ce n’est pas vrai. Comment serais-je fâché ? Tu as simplement fait ce que j’ai fait autrefois, et tu as eu l’élégance de le faire avant que le serment ne soit scellé. » Il lui adressa un nouveau sourire. « Sans doute m’as-tu mis dans l’embarras, mais je le méritais bien. Puis-je faire quelques pas avec Derfel ? »

Nous suivîmes le même chemin que j’avais emprunté ce matin-là avec Ceinwyn, et Arthur, sitôt qu’il fut hors de portée de vue de ses lanciers, passa le bras autour de mes épaules. « Bien joué, Derfel, dit-il d’une voix calme.

— Je suis navré si cela vous a blessé, Seigneur.

— Ne sois pas sot. Tu as fait ce que j’ai fait autrefois. Et je t’envie seulement la fraîcheur de ton expérience. Ça change les choses, c’est tout. Comme je l’ai dit, c’est gênant.

— Je ne serai pas le champion de Mordred.

— Non. Mais quelqu’un te remplacera. Si ça ne tenait qu’à moi, mon ami, je vous ramènerais tous les deux au pays, je ferais de toi le champion et te donnerais tout ce que je devais te donner, mais les choses ne se passent pas toujours comme nous le souhaitons.

— Vous voulez dire, fis-je sans détour, que la princesse Guenièvre ne me pardonnera pas ?

— Non, confirma Arthur d’un air morne. Ni Lancelot. Et que vais-je faire de lui ? ajouta-t-il dans un soupir.

— Mariez-le à Gwenhwyvach, et enterrez-les tous les deux en Silurie. »

Il rit. « Si seulement je le pouvais. Je l’enverrai en Silurie, certainement, mais je doute que la Silurie le retienne. Il ambitionne autre chose que ce petit royaume, Derfel. J’avais espéré que Ceinwyn et une famille le garderaient là-bas, mais maintenant ? » Il haussa les épaules. « J’aurais mieux fait de te donner le royaume. » Il retira son bras de mes épaules et me regarda en face. « Je ne te libère pas de tes serments, Seigneur Derfel Cadarn, dit-il solennellement, tu es encore mon homme et lorsque je te manderai, tu viendras à moi.

— Oui, Seigneur.

— Ce sera au printemps. J’ai promis une trêve de trois mois aux Saxons, et je tiendrai ma promesse, et quand les trois mois seront écoulés l’hiver nous empêchera de sortir nos lances. Mais au printemps, nous marcherons, et je compte sur tes hommes dans mon mur de boucliers.

— Ils seront là, Seigneur. »

Il leva les deux mains et les posa sur mes épaules. « As-tu aussi prêté serment à Merlin ? demanda-t-il, en me regardant droit dans les yeux.

— Oui, Seigneur, avouai-je.

— Alors tu vas donner la chasse à un Chaudron qui n’existe pas ?

— Je chercherai le Chaudron, en effet. »

Il ferma les yeux. « Quelle sottise ! » Il laissa tomber les mains et rouvrit les yeux. « Je crois aux Dieux, Derfel, mais les Dieux croient-ils en la Bretagne ? Ce n’est pas la Bretagne d’antan, dit-il avec véhémence. Peut-être étions-nous autrefois un peuple d’un seul sang, mais aujourd’hui ? Les Romains ont fait venir des hommes de tous les coins du monde ! Des Sarmates, des Libyens, des Gaulois, des Numides et des Grecs ! Leur sang s’est mêlé au nôtre, de même que ce sang grouille de sang romain et que s’y mêle du sang saxon. Nous sommes ce que nous sommes, Derfel, non ce que nous étions jadis. Nous avons une centaine de dieux, maintenant, pas simplement nos anciens dieux, et nous ne pouvons revenir en arrière, pas même avec le Chaudron et tous les Trésors de la Bretagne.

— Merlin n’est pas d’accord.

— Et Merlin voudrait me voir combattre les chrétiens à seule fin de rendre le pouvoir à ses dieux ? Non, je ne le ferai pas, Derfel, affirma-t-il avec colère. Tu peux bien partir en quête de ton Chaudron imaginaire, mais ne va pas croire que je vais jouer le jeu de Merlin en persécutant les chrétiens.

— Merlin, protestai-je, abandonnera aux Dieux le sort des chrétiens.

— Et que sommes-nous d’autre que les instruments des Dieux ? Mais je ne vais pas combattre d’autres Bretons pour la simple raison qu’ils adorent un autre Dieu. Ni toi, Derfel, tant que tu seras lié par ton serment.

— Non, Seigneur. »

Il soupira. « Je déteste toute cette rancœur au sujet des Dieux. Mais Guenièvre ne cesse de me répéter que je suis aveugle. Que tout est de ma faute. » Il sourit. « Si tu as prêté serment à Merlin, Derfel, tu dois l’accompagner. Où va-t-il te conduire ?

— A Ynys Mon, Seigneur. »

Il me dévisagea quelques instants en silence, puis frémit.

« Tu vas à Lleyn ? demanda-t-il incrédule. Personne n’en revient vivant.

— J’en reviendrai, dis-je par vantardise.

— Veilles-y, Derfel, veilles-y, répondit-il d’un air lugubre. J’ai besoin de toi pour battre les Saxons. Et après cela, sans doute, tu pourras retourner en Dumnonie. Guenièvre n’est pas femme à garder rancune. » J’en doutais, mais ne dis mot. « Alors je t’appellerai au printemps, poursuivit Arthur, et je te prie de survivre à Lleyn. » Il passa son bras sous le mien et me raccompagna jusqu’à la maison. « Et si on te pose la question, Derfel, je t’ai simplement accablé de reproches. Je t’ai maudit, ou même frappé.

— Je vous pardonne les coups, Seigneur, fis-je en riant.

— Tiens-toi pour réprouvé, conclut-il, et le deuxième homme le plus heureux de la Bretagne. »

Le plus heureux du monde, pensai-je, car le désir de mon âme était exaucé.

Ou il le serait, les Dieux nous gardent, le jour où celui de Merlin le serait.

Je regardai les lanciers se retirer. L’ours d’Arthur apparut un court instant entre les arbres, il agita la main, grimpa sur son cheval et disparut.

De nouveau, nous étions seuls.

 

*

 

Je n’étais donc pas en Dumnonie pour voir le retour d’Arthur. J’aurais bien aimé, pourtant, car il rentra en héros dans un pays qui avait fait peu de cas de ses chances de survie et avait comploté de le remplacer par des créatures de moindre envergure.

Les vivres furent rares cet automne, car le soudain embrasement de la guerre avait épuisé la dernière récolte, mais il n’y eut point de famine, et les hommes d’Arthur firent rentrer équitablement les impôts. Le progrès paraît mince, mais après les dernières années cela suscita quelque émoi dans le pays. Seuls les riches payaient des impôts au Trésor Royal. Certains les payaient en or, mais la plupart le faisaient en grains, en cuir, en draps, en sel, en laine et en poisson séché qu’ils avaient exigés de leurs tenanciers. Dans les toutes dernières années, les riches n’avaient pas versé grand-chose au roi, et les pauvres beaucoup donné aux riches, si bien que les lanciers commencèrent par demander aux pauvres ce qu’ils avaient payé pour faire ensuite payer les riches. Puis ils restituèrent un tiers de la collecte aux églises et aux magistrats afin qu’ils distribuent des vivres pendant l’hiver. Cette seule mesure fit comprendre à la Dumnonie qu’un nouveau pouvoir était né et, si les riches grommelèrent, personne n’osa lever un mur de boucliers pour combattre Arthur. Il était le seigneur de la guerre du royaume de Mordred, le vainqueur de Lugg Vale, le massacreur des rois. Désormais, ses adversaires le craignaient.

Mordred fut confié à la garde de Culhwch, un cousin d’Arthur : guerrier honnête et rustre, qui ne se souciait probablement guère du sort d’un petit enfant difficile. Il était bien trop occupé à réprimer la révolte fomentée par Cadwy d’Isca, dans l’ouest de la Dumnonie, et je me suis laissé dire que dans une campagne éclair il porta ses lances dans les grandes landes, puis au sud sur la côte sauvage. Il ravagea le cœur du pays de Cadwy, puis prit d’assaut le prince rebelle dans l’ancienne place forte romaine d’Isca. Les murs s’étaient écroulés et les vétérans de Lugg Vale s’étaient engouffrés dans les brèches afin de pourchasser les rebelles dans les rues. Le prince Cadwy s’était fait prendre dans un sanctuaire romain et taillé en pièces. Arthur ordonna que les différentes parties de son corps fussent exposées dans les villes de Dumnonie, et que sa tête, avec ses tatouages bleus sur les joues reconnaissables entre tous, fût expédiée au roi Marc de Kernow qui avait encouragé la révolte. Le roi Marc renvoya un tribut de lingots d’étain, un baquet de poisson fumé, trois carapaces de tortue polies échouées sur les côtes de son pays sauvage, tout en se défendant candidement de toute complicité avec les insurgés.

Lorsqu’il prit la forteresse de Cadwy, Culhwch y trouva des lettres qu’il fit parvenir à Arthur. Les lettres étaient du parti chrétien de Dumnonie. Elles avaient été écrites avant la campagne qui s’était terminée à Lugg Vale, et elles révélaient toute l’ampleur des plans concoctés pour débarrasser la Dumnonie d’Arthur. Les chrétiens l’avaient pris en grippe du jour où il avait révoqué l’édit du roi Uther qui exonérait l’Église d’impôts et de prêts et ils s’étaient convaincus que leur Dieu menait Arthur au-devant d’une grande défaite entre les mains de Gorfyddyd. C’était la perspective de cette défaite quasi certaine qui les avait encouragés à coucher leurs réflexions par écrit. Et ces missives étaient désormais en possession d’Arthur.

Les lettres révélaient une communauté chrétienne inquiète qui désirait la mort d’Arthur, mais redoutait aussi l’invasion des lanciers païens de Gorfyddyd. Pour se sauver, eux et leurs richesses, ils s’étaient montrés disposés à sacrifier Mordred, et les lettres encourageaient Cadwy à profiter de l’absence d’Arthur pour marcher sur Durnovarie, tuer Mordred et livrer le royaume à Gorfyddyd. Les chrétiens lui promettaient de l’aide et espéraient que les lances de Cadwy les protégeraient sous la férule de Gorfyddyd.

Cela leur valut plutôt d’être châtiés. Le roi Melwas des Belges, roi client qui s’était rangé aux côtés des chrétiens hostiles à Arthur, devint le nouveau maître de Cadwy. Ce qui n’était guère une récompense, car cela éloignait Melwas de son peuple pour un endroit où Arthur pouvait le tenir à l’œil. Nabur, le magistrat chrétien qui avait reçu la tutelle de Mordred et avait profité de sa fonction pour rassembler les adversaires d’Arthur, mais aussi l’auteur des lettres suggérant de mettre Mordred à mort, fut cloué en croix dans l’amphithéâtre de Durnovarie. De nos jours, naturellement, on le fait passer pour un saint et martyr, mais je ne garde de lui que le souvenir d’un homme doucereux doublé d’un menteur. Deux prêtres, un autre magistrat et deux propriétaires terriens furent également mis à mort. Le dernier des conjurés était l’évêque Sansum, bien qu’il eût été trop malin pour laisser écrire son nom. Cette habileté et son étrange amitié avec Morgane, la sœur païenne et estropiée d’Arthur, lui valurent la vie sauve. Il jura à Arthur une indéfectible loyauté, mit la main sur un crucifix et jura n’avoir jamais comploté la mort du roi : ainsi demeura-t-il le gardien du sanctuaire de la Sainte-Épine, à Ynys Wydryn. On pourrait le mettre au fer avec une épée sur la gorge, il se débrouillerait encore pour s’éclipser.

Morgane, son amie païenne, avait été la prêtresse la plus proche de Merlin jusqu’au jour où la jeune Nimue avait usurpé cette place, mais Merlin et Nimue étaient bien loin, et Morgane était de fait la maîtresse des terres de Merlin à Avalon. Avec son masque d’or dissimulant son visage brûlé et sa robe noire qui enveloppait son corps déformé par les flammes, Morgane reprit les pouvoirs de Merlin, et c’est elle qui acheva la reconstruction de son antre sur le Tor. C’est encore elle qui organisa la collecte des impôts dans le nord du pays d’Arthur. Elle devint ainsi l’une des conseillères les plus écoutées de son frère ; de fait, après qu’une fièvre eut emporté l’évêque Bedwin cet automne, Arthur suggéra même, contre toute préséance, qu’elle fût nommée conseillère de plein droit. Aucune femme n’avait jamais siégé au Conseil du Roi en Bretagne et Morgane aurait bien pu devenir la première, mais Guenièvre veilla qu’il n’en fût rien. Il n’était pas question qu’elle laissât ce titre à une femme, si elle-même ne pouvait l’obtenir ; qui plus est, elle détestait tout ce qui était laid, et les Dieux savent si la pauvre Morgane était grotesque, même avec son masque d’or ! Morgane resta donc à Ynys Wydryn, tandis que Guenièvre supervisa la construction du nouveau palais à Lindinis.

C’était un palais somptueux. L’ancienne villa romaine que Gundleus avait brûlée fut reconstruite et agrandie, si bien que ses ailes cloîtrées enfermaient deux grandes cours où l’eau coulait dans le marbre. Proche de la colline royale de Caer Cadarn, Lindinis devait être la nouvelle capitale de la Dumnonie, même si Guenièvre interdit que Mordred, avec son pied gauche déformé, pût en approcher. Seuls avaient droit de cité à Lindinis les gens beaux, et dans les cours bordées d’arcades Guenièvre rassembla des statues des villas et des sanctuaires de toute la Dumnonie. Il n’y avait pas là de sanctuaire chrétien, mais Guenièvre aménagea une grande salle obscure pour Isis, la Déesse des femmes, ainsi qu’une somptueuse suite pour Lancelot, quand il viendrait en visite depuis son nouveau royaume de Silurie. Elaine, la mère de Lancelot, y logeait ; et elle qui avait jadis fait d’Ynys Trebes une si belle ville, elle aida Guenièvre à faire du palais de Lindinis un véritable écrin.

Arthur, je le sais, était rarement à Lindinis. Il était trop occupé à préparer la guerre contre les Saxons. À cette fin, il commença par refortifier les anciennes citadelles de terre du sud. Même Caer Cadarn, au cœur de notre pays, vit ses murs renforcés et ses remparts pourvus de nouvelles plates-formes de bois pour la bataille ; mais son plus gros ouvrage fut à Caer Ambra, à juste une demi-heure de marche des Pierres, qui devait être sa nouvelle base contre les Saïs. Les anciens y avaient dressé un fort, mais tout au long de l’automne et de l’hiver les esclaves trimèrent pour rendre les anciens murs de pierre encore plus escarpés et installer au sommet des palissades et de nouvelles plates-formes. D’autres forts furent consolidés au sud de Caer Ambra afin de défendre les régions inférieures de la Dumnonie contre les Saxons du sud menés par Cerdic, qui ne manqueraient pas de nous attaquer quand Arthur lancerait ses hommes contre Aelle. Depuis les Romains, j’ose le dire, jamais on n’avait autant creusé la terre bretonne ni fendu autant de bois, et jamais les honnêtes taxes d’Arthur ne pourraient payer la moitié de ces travaux. Il leva donc un impôt sur les églises prospères et puissantes du sud de la Bretagne  – sur ces mêmes églises qui avaient soutenu Nabur et Sansum dans leurs efforts pour le renverser. Cet impôt fut finalement remboursé, et il protégea les chrétiens des effroyables attentions des païens saxons, mais les chrétiens ne pardonnèrent jamais à Arthur, pas plus qu’ils ne voulurent voir que le même impôt était levé sur les rares sanctuaires païens qui possédaient encore quelque richesse.

Mais tous les chrétiens n’étaient pas les ennemis d’Arthur. Un tiers au moins de ses lanciers étaient chrétiens, et ces hommes étaient aussi loyaux que n’importe quel païen. Maints autres chrétiens approuvaient son gouvernement, mais la grande majorité des chefs de l’Église laissaient leur cupidité dicter leur loyauté et comptaient parmi ses adversaires. Ils croyaient que leur Dieu reviendrait un jour sur cette terre et marcherait parmi nous comme un mortel, mais Il ne viendrait pas avant que tous les païens ne fussent convertis à Sa foi. Sachant qu’Arthur était païen, les prêcheurs l’accablaient de malédictions, mais Arthur feignait d’ignorer leurs paroles tout en parcourant sans relâche la Bretagne méridionale. Un jour, il était avec Sagramor sur la frontière d’Aelle, le lendemain il combattait l’une des bandes de Cerdic qui s’était aventurée dans les vallées du sud, puis il remontait vers le nord, traversant la Dumnonie et passant par le Gwent à destination d’Isca afin d’y discuter avec les chefs locaux du nombre de lanciers qu’on pouvait lever au Gwent, à l’ouest, ou en Silurie, à l’est. Grâce à Lugg Vale, Arthur était désormais bien plus que le premier seigneur de Dumnonie et protecteur de Mordred : il était le seigneur de la guerre de la Bretagne, le chef incontesté de toutes nos armées, et aucun roi n’osait lui refuser quoi que ce soit, ni, en ce temps-là, ne le désirait.

Mais tout cela, je l’ai manqué, car j’étais à Caer Sws. Avec Ceinwyn. J’étais amoureux.

Et j’attendais Merlin.

 

*

 

Merlin et Nimue arrivèrent à Cwm Isaf quelques jours avant le solstice d’hiver. Les nuages noirs s’amoncelaient au-dessus de la cime des chênes dépouillés, sur les crêtes, et le gel matinal avait persisté jusqu’au cœur de l’après-midi. Le ruisseau était un patchwork de plaques de glace et de filets d’eau, les feuilles tombées étaient gelées et la terre de la vallée dure comme pierre. Nous avions fait un feu dans la pièce centrale, si bien que notre maison était assez chaude même si l’on y suffoquait dans l’épaisse fumée qui flottait vers les poutres mal taillées avant de trouver le petit trou percé au sommet du toit. D’autres feux fumaient depuis les refuges que mes lanciers s’étaient aménagés à travers la vallée : des cabanons trapus avec des murs de terre et de pierre supportant des toitures de bois et de fougères. Nous avions aménagé derrière la maison une écurie où, la nuit, on enfermait un taureau, deux vaches, trois laies, un sanglier, une douzaine de moutons et une vingtaine de poulets pour les protéger des loups. Il y avait pléthore de loups dans les bois, et tous les jours, à la brune, on les entendait hurler, et la nuit on les entendait parfois gratter du côté de l’écurie. Les moutons bêlaient pitoyablement, les poules caquetaient frénétiquement : alors Issa, ou quelque autre garde, criait et lançait un tison dans les bois, et les loups s’éclipsaient. Un matin que j’allais de bonne heure chercher de l’eau au ruisseau, je tombai nez à nez sur un gros vieux chien-loup. Il buvait. Mais quand j’avais surgi des broussailles il avait levé sa truffe grise, m’avait regardé fixement et avait attendu un signe de moi pour s’éloigner en trottinant. Je décidai que c’était un bon augure. En ces jours où nous attendions Merlin, nous comptions les augures.

Nous chassions aussi le loup. Cuneglas nous donna trois laisses de lévriers d’Irlande à poil long, plus gros et plus poilus que les fameux lévriers d’Ecosse du Powys qu’élevait Guenièvre en Dumnonie. La chasse occupait mes hommes et même Ceinwyn appréciait ses longues journées froides au fond des bois. Elle portait des pantalons de cuir, de grandes bottes et un justaucorps de cuir, ainsi qu’un long couteau de chasseur à la taille. Elle ramassait ses cheveux blonds en chignon au creux de la nuque, puis escaladait les rochers, dévalait les ravines et enjambait les arbres morts derrière la laisse de lévriers attachés à une longe en crin de cheval. L’arc et les flèches étaient la manière la plus simple de chasser le loup, mais nous étions peu nombreux à maîtriser cet art, et nous nous servions de nos chiens, de nos lances de guerre et de nos couteaux. Au retour de Merlin, nous avions un gros tas de peaux dans le magasin de Cuneglas. Le roi nous avait prié de revenir à Caer Sws, mais Ceinwyn et moi étions aussi heureux que nous le permettait la perspective de l’épreuve de Merlin, et nous préférâmes donc rester dans notre petite vallée en comptant les jours.

Et nous étions heureux à Cwm Isaf. Ceinwyn prenait un plaisir ridicule à accomplir tout le travail jusque-là dévolu à ses servantes. Mais, étrangement, elle ne sut jamais tordre le cou à un poulet et je riais de bon cœur chaque fois qu’elle tuait une poule. Rien ne l’y obligeait, car l’une des servantes aurait pu tuer la volaille à sa place, et mes lanciers auraient fait n’importe quoi pour elle, mais elle tenait à abattre sa part de travail. Pourtant, pour ce qui est de tuer des poules, des canards ou des oies, elle ne put jamais se résoudre à le faire comme il faut. La seule méthode qu’elle ait jamais imaginée consistait à allonger la malheureuse créature sur la terre, à poser son petit pied sur le cou et, en fermant les yeux, à donner un coup sec sur la tête.

Elle était plus heureuse à la quenouille. En Bretagne, toutes les femmes, sauf les plus riches, ne quittaient jamais quenouille et fuseau, car filer la laine est l’une de ces tâches sans fin qui dureront probablement jusqu’à la dernière révolution du soleil autour de la terre. Sitôt les toisons de l’année transformées en fil, les toisons de l’année suivante emplissaient les entrepôts. Les femmes en ramassaient de pleins tabliers, lavaient et peignaient la laine, puis recommençaient à filer. Elles filaient en marchant, elles filaient en bavardant, elles filaient chaque fois qu’une autre tâche leur laissait les mains libres. C’était une besogne monotone qui ne demandait aucune intelligence, mais du doigté. Au départ, Ceinwyn ne réussit à produire que de misérables petites loques de laine, mais elle fit des progrès, sans jamais cependant devenir aussi rapide que ces femmes qui filaient la laine depuis le jour où leurs mains avaient été assez grandes pour tenir la quenouille. Le soir, elle s’asseyait et me racontait sa journée, tournant la quenouille de la main gauche et, de la main droite, donnant de petites chiquenaudes au fuseau lesté et suspendu pour étirer et retordre le fil naissant. Quand le fuseau touchait terre, elle enroulait le fil, fixait la toison embobinée avec une agrafe en os, puis se remettait à filer. La laine qu’elle fit cet hiver-là était souvent inégale ou trop fragile, mais je portai fidèlement l’une des chemises qu’elle tricota avec ce fil jusqu’à ce qu’elle parte en lambeaux.

Cuneglas nous rendait visite. Mais Helledd, sa femme, ne devait jamais l’accompagner. La reine Helledd était terriblement conventionnelle et désapprouvait vivement ce que Ceinwyn avait fait. « Elle estime que cela fait honte à la famille », nous dit-il allègrement. Comme Arthur et Galahad, il devint l’un de mes amis les plus chers. Il devait se sentir bien seul à Caer Sws car, mis à part Iorweth et quelques jeunes druides, il était peu d’hommes avec qui il pût parler d’autre chose que de chasse et de guerre. Et je remplaçai donc les frères qu’il avait perdus. Son frère aîné, qui aurait dû être roi, était mort en tombant de son cheval, le puîné avait succombé à une fièvre et le petit dernier avait trouvé la mort en combattant les Saxons. Tout comme moi, Cuneglas désapprouvait vivement le départ de Ceinwyn sur la Route de Ténèbre, mais il m’assura que rien ne pourrait jamais l’arrêter, hormis un coup d’épée. « Tout le monde la croit douce et tendre, mais elle a une volonté de fer. Têtue comme une mule.

— Incapable de tuer des poulets.

— J’ai du mal à l’imaginer ! dit-il dans un grand éclat de rire. Mais elle est heureuse, Derfel, et je t’en remercie. »

Ce fut un temps de bonheur, l’un des plus heureux de tous nos moments de bonheur, quoique toujours assombri par ce qui nous attendait : nous savions que Merlin viendrait nous demander d’honorer nos serments.

Il arriva par un après-midi glacial. J’étais devant la maison, me servant d’une hache de guerre saxonne pour fendre des rondins de bois fraîchement débités qui allaient enfumer notre maison. Ceinwyn était à l’intérieur, apaisant une querelle qui avait éclaté entre ses servantes et la farouche Scarach, quand une corne retentit dans la vallée. C’était un signal de mes lanciers : un étranger approchait de Cwm Isaf, et je baissai ma hache à temps pour entrevoir la grande silhouette de Merlin parmi les arbres. Nimue était avec lui. Elle était restée une semaine avec nous après la nuit des fiançailles de Lancelot puis, sans un mot d’explication, elle avait disparu dans la nuit. La voilà maintenant qui revenait, vêtue de noir, au côté de son seigneur dans sa longue robe blanche.

Ceinwyn sortit de la maison. Son visage était barbouillé de suie et ses mains couvertes du sang du lièvre qu’elle venait de dépecer. « Je croyais qu’il amènerait une bande de guerre », dit-elle en fixant Merlin de ses yeux bleus. C’est ce que Nimue nous avait dit avant de partir : que Merlin levait une armée qui le protégerait sur la Route de Ténèbre.

« Peut-être les a-t-il laissés à la rivière ? » suggérai-je.

Elle écarta de son visage une mèche de cheveux, mêlant le sang à la suie. « Tu n’as pas froid ? demanda-t-elle, car je m’étais mis torse nu pour couper le bois. »

— Pas encore », dis-je en passant une chemise de laine tandis que Merlin traversait le ruisseau à grandes enjambées. Mes lanciers, qui attendaient des nouvelles, sortirent de leurs cabanes pour le suivre, mais ils restèrent devant la maison lorsqu’il se courba pour passer sous notre linteau.

Il ne nous dit pas un mot de salutation, mais s’engouffra dans la maison, suivi par Nimue. Lorsque Ceinwyn et moi entrâmes à notre tour ils étaient déjà accroupis à côté du feu. Merlin réchauffait ses mains décharnées, puis il sembla pousser un long soupir. Il ne dit mot, et aucun de nous n’était d’humeur à lui demander des nouvelles. Je m’assis à mon tour à côté du feu, tandis que Ceinwyn mit le lièvre à demi dépecé dans une coupe puis se lava les mains. Elle fit signe à Scarach et aux servantes de sortir puis vint s’asseoir à côté de moi.

Merlin frissonna puis parut se détendre, son long dos voûté, les yeux clos. Puis il resta ainsi un long moment. Son visage brun était profondément creusé de rides et sa barbe d’un blanc éblouissant. Comme tous les druides, il se rasait le devant du crâne, mais cette tonsure était maintenant recouverte d’une fine couche de duvet blanc, preuve qu’il avait passé longtemps en vadrouille sans rasoir ni miroir de bronze. Il avait l’air très vieux ce jour-là, et même faible quand on le voyait ainsi voûté à côté du feu.

Nimue se tenait en face de lui, sans rien dire elle non plus. Elle se leva une fois pour décrocher Hywelbane de ses crochets, sur la poutre principale, et je la vis sourire quand elle reconnut les deux bouts d’os sertis dans la poignée. Elle sortit l’arme de son fourreau, la tint dans la partie la plus enfumée du feu, puis lorsque l’acier fut couvert de suie, elle griffonna soigneusement une inscription en s’aidant d’un fétu de paille. Ces lettres ne ressemblaient pas à celles que j’écris maintenant, à celles que nous employons, nous et les Saxons. C’étaient des lettres magiques plus anciennes, de simples traits rayés de barres, que seuls utilisaient les druides et les sorciers. Elle appuya le fourreau contre le mur et raccrocha l’épée à ses clous, sans expliquer ce qu’elle avait écrit. Merlin ne lui prêtait aucune attention.

Soudain, il rouvrit les yeux, et son air de faiblesse laissa place à une terrible sauvagerie. « J’ai jeté un sort sur les créatures de Silurie », commença-t-il lentement. Il approcha ses doigts du feu, d’où jaillit en sifflant une flamme plus vive. « Que leurs récoltes se flétrissent, grogna-t-il, que leur bétail soit stérile, leurs enfants estropiés, leurs épées émoussées et leurs ennemis triomphants. » De sa part, ce n’était pas une malédiction bien méchante, mais on sentait la hargne dans sa voix. « Et sur le Gwent, poursuivit-il, qu’y sévissent la peste et les gels en été, que leurs matrices soient pareilles à des coques desséchées. » Il cracha dans les flammes. « Et sur l’Elmet, que les larmes forment des lacs, que les fléaux emplissent les tombes, et que les rats fassent la loi dans leurs maisons. » Il cracha de nouveau. « Combien d’hommes emmèneras-tu, Derfel ?

— Tous ceux que j’ai, Seigneur. » J’hésitai à admettre qu’ils étaient si peu, mais je finis par lui répondre : « Vingt boucliers.

— Et ceux de tes hommes qui sont encore avec Galahad ? » Il me lança un rapide coup d’œil de sous ses sourcils blancs en bataille. « Combien sont-ils ?

— Je n’en ai aucune nouvelle, Seigneur. »

Il ricana. « Ils forment la garde du palais de Lancelot. Il y tient. Il fait de son frère un portier. » Galahad était le demi-frère de Lancelot, et aussi différent de lui qu’il était possible. « C’est une bonne chose, Dame, ajouta Merlin en regardant Ceinwyn, que vous n’ayez pas épousé Lancelot.

— Je le crois, Seigneur, dit-elle en m’adressant un sourire.

— Il s’ennuie à mourir en Silurie. Je ne saurais lui en faire le reproche, mais il cherchera les conforts de la Dumnonie et sera un serpent dans le ventre d’Arthur. Et vous, ma Dame, ajouta-t-il en souriant, vous étiez censée être son jouet.

— Je préférais mille fois être ici, répondit-elle en montrant les murs de pierre et les poutres enfumées.

— Mais il va essayer de vous frapper, l’avertit Merlin. Son orgueil grimpe plus haut que l’aigle de Lleullaw, Dame, et Guenièvre vous maudit. Elle a tué un chien dans son temple d’Isis et a enveloppé de sa dépouille une chienne éclopée à laquelle elle a donné votre nom. »

Ceinwyn pâlit, fit le signe contre le mal et cracha dans le feu.

Merlin haussa les épaules. « J’ai contré la malédiction, Dame », dit-il en étirant ses longs bras et en rejetant la tête en arrière si bien que ses tresses enrubannées touchaient presque les joncs qui couvraient le sol derrière lui. « Isis est une déesse étrangère, reprit-il, et son pouvoir est faible en ce pays. » Il ramena la tête en avant et se frotta les yeux de ses longues mains. « Je suis venu les mains vides, dit-il d’un air lugubre. Aucun homme d’Elmet ne voulait venir, ni aucun ailleurs. Leurs lances, assurent-ils, sont consacrées aux ventres des Saxons. Je ne leur ai offert ni or ni argent, seule l’occasion de se battre au nom des Dieux, et ils m’ont offert leurs prières, puis ils ont laissé leurs femmes leur parler d’enfants et de foyers, de bétail et de terre. Et ils se sont éclipsés. Quatre-vingts hommes ! Je n’en demandais pas plus. Diwrnach peut en aligner deux cents, peut-être une poignée de plus. Quatre-vingts auraient suffi, mais je n’en ai pas même trouvé huit. Leurs seigneurs ont prêté serment à Arthur. Le Chaudron, disent-ils, peut attendre que Llœgyr soit de nouveau à nous. Ils veulent la terre et l’or des Saxons, et je ne leur ai proposé que du froid et du sang sur la Route de Ténèbre. »

Il y eut un long silence. Une bûche dégringola dans le feu, faisant jaillir une gerbe d’étincelles vers le toit encrassé. « Pas un seul homme n’a offert sa lance ? demandai-je, éberlué.

— Quelques-uns, mais aucun qui ne m’inspirât confiance. Aucun qui fût digne du Chaudron. » Il s’arrêta, l’air de nouveau abattu. « Je me bats contre l’attrait de l’or des Saxons et contre Morgane. Elle s’oppose à moi.

— Morgane ! »

Je ne pus cacher ma stupeur. Morgane, la sœur aînée d’Arthur, avait été la plus proche compagne de Merlin avant que Nimue n’usurpât sa place, et si elle haïssait Nimue, je ne crois pas que sa haine s’étendait à Merlin.

« Morgane, confirma-t-il sèchement. Elle a fait courir une légende à travers la Bretagne. Elle prétend que les Dieux sont hostiles à ma quête et que je vais être vaincu, que ma mort embrassera tous mes compagnons. Elle a rêvé cette fable et les gens croient à ses rêves. Je suis vieux et faible, dit-elle, et je perds la raison.

— Elle prétend, ajouta Nimue à voix basse, qu’une femme va te tuer. Non pas Diwrnach. »

Merlin haussa les épaules. « Morgane joue son jeu à elle, et je ne le comprends pas encore. » Il plongea la main dans l’une de ses poches et en ressortit une poignée d’herbes nouées desséchées. À mes yeux, toutes les tiges nouées étaient semblables, mais il en choisit une, qu’il tendit à Ceinwyn : « Je vous libère de votre serment, Dame. »

Ceinwyn me jeta un coup d’œil puis se retourna vers l’herbe nouée.

« Allez-vous suivre la Route de Ténèbre, Seigneur ? demanda-t-elle à Merlin.

— Oui.

— Mais comment allez-vous trouver le Chaudron sans moi ? »

Il haussa les épaules mais ne répondit point.

« Comment allez-vous le trouver avec elle ? » voulus-je savoir, car je ne voyais toujours pas pourquoi il fallait une vierge pour trouver le Chaudron ni pourquoi ce devait être Ceinwyn.

Merlin haussa à nouveau les épaules : « Le Chaudron a toujours été sous la garde d’une vierge. Si mes rêves me renseignent correctement, c’est une vierge qui le garde aujourd’hui et seule une autre vierge peut révéler sa cachette. Tu la verras en rêve, fit-il à Ceinwyn, si tu veux bien venir.

— Je viendrai, Seigneur, comme je vous l’ai promis. » Merlin remit l’herbe nouée dans sa poche et se frotta le visage de ses longues mains. « Nous partons dans deux jours, annonça-t-il sèchement. Vous devez cuire du pain, faire des provisions de viande et de poisson sèches, aiguiser vos armes et prendre assez de fourrures contre le froid. » Il se tourna vers Nimue. « Nous allons dormir à Caer Sws. Viens.

— Vous pouvez rester ici, proposai-je.

— Je dois parler à Iorweth. » Il se redressa, la tête au niveau des combles. « Je vous libère tous les deux de vos serments, dit-il très solennellement, mais je prie le ciel que vous veniez tout de même. Mais ce sera plus dur que vous ne l’imaginez et plus dur que vous ne le craignez dans vos pires cauchemars, car j’ai engagé ma vie sur le Chaudron. » Il baissa les yeux vers nous. Une immense tristesse se lisait sur son visage. « Le jour où nous nous engagerons sur la Route de Ténèbre, je commencerai à mourir, car tel est mon serment, et je n’ai aucune certitude que mon serment me vaudra de réussir. Si la quête échoue, je serai mort, et vous serez seuls au pays de Lleyn.

— Nous aurons Nimue, dit Ceinwyn.

— Et elle est tout ce que vous aurez », ajouta Merlin d’un air sombre avant de se baisser pour franchir la porte. Nimue le suivit.

Nous restâmes assis en silence. Je mis une autre bûche dans le feu. Elle était verte, car nous n’avions que du bois fraîchement coupé. Je regardai la fumée s’épaissir et tourbillonner vers les combles, puis je pris la main de Ceinwyn.

« Tu veux vraiment mourir à Lleyn ? demandai-je d’un ton de reproche.

— Non, mais je veux voir le Chaudron. »

Je regardai fixement le feu. « Il le remplira de sang », ajoutai-je à voix basse.

Les doigts de Ceinwyn caressaient les miens. « Quand j’étais petite, dit-elle, j’ai entendu tous les contes de l’ancienne Bretagne, quand les Dieux vivaient parmi nous et que tout le monde était heureux. Il n’y avait pas de famine en ce temps-là, ni de fléaux, rien que nous, les Dieux, et la paix. Je veux voir le retour de cette Bretagne, Derfel.

— Arthur dit qu’elle ne reviendra jamais. Nous sommes ce que nous sommes, non plus ce que nous étions jadis.

— Alors, qui crois-tu ? Arthur ou Merlin ? »

Je réfléchis un long moment. « Merlin », dis-je enfin, peut-être parce que je voulais croire à sa Bretagne où toutes nos peines seraient dissipées comme par enchantement. J’aimais aussi l’idée qu’Arthur avait de la Bretagne, mais il passait par la guerre, par un dur labeur et l’espoir que les hommes se conduiraient bien s’ils étaient bien traités. Le rêve de Merlin exigeait moins et promettait davantage.

« Alors nous accompagnerons Merlin », conclut Ceinwyn. Elle marqua un temps d’hésitation tout en me dévisageant. « Te fais-tu du souci à cause de la prophétie de Morgane ? » voulut-elle savoir.

Je hochai la tête. « Elle a du pouvoir, mais pas autant que lui. Ni autant que Nimue. » Nimue et Merlin avaient tous deux souffert les Trois Blessures de la Sagesse, et Morgane n’avait enduré que la blessure du corps, jamais la blessure de l’esprit ni celle de l’orgueil. Mais la prophétie de Morgane était une fable habile, car à certains égards Merlin défiait les Dieux. Il voulait apprivoiser leurs caprices et, en retour, leur donner tout un pays voué à leur culte, mais pourquoi les Dieux se laisseraient-ils faire ? Peut-être avaient-ils fait de Morgane et de ses moindres pouvoirs leur instrument contre les manigances de Merlin, car comment expliquer autrement l’hostilité de Morgane ? Ou peut-être croyait-elle comme Arthur que toute cette quête n’avait aucun sens, qu’elle n’était que le rêve sans espoir d’un vieillard qui voulait retrouver une Bretagne disparue avec l’arrivée des Légions. Pour Arthur, il n’y avait qu’un combat : il fallait bouter les rois saxons hors de la Bretagne, et Arthur était tout prêt à croire les racontars de sa sœur si cela lui évitait de perdre la moindre lance contre les boucliers barbouillés de sang de Diwrnach. Peut-être même se servait-il de sa sœur pour s’assurer qu’aucune vie précieuse de Dumnonien ne soit gaspillée à Lleyn. Sauf ma vie et celle de mes hommes, et celle de ma chère Ceinwyn. Car nous avions prêté serment.

Mais Merlin nous avait délivrés de nos serments, et j’essayai donc une dernière fois de convaincre Ceinwyn de rester au Powys. Je lui expliquai qu’Arthur était persuadé que le Chaudron n’existait plus, que les Romains l’avaient sans doute volé et expédié à Rome, cette grande sentine de tous les trésors, pour le fondre en peignes, en agrafes, en pièces ou en broches. Quand j’eus fini, elle me sourit et me demanda de nouveau qui je croyais, Merlin ou Arthur.

« Merlin.

— Moi aussi, fit-elle. Et je pars. »

Et chacun de cuire son pain, de rassembler des vivres et d’affûter ses armes. La nuit suivante, la veille de notre départ, tomba la première neige.

 

*

 

Cuneglas nous donna deux poneys que nous chargeâmes de vivres et de fourrures, puis, nos boucliers étoilés sur le dos, nous prîmes la route du nord. Iorweth nous donna sa bénédiction et les lanciers de Cuneglas nous accompagnèrent dans les premiers kilomètres, mais sitôt que nous eûmes passé les grandes glaces du marécage de Dugh, au-delà des collines situées au nord de Caer Sws, ces lanciers s’en retournèrent. Nous étions seuls. J’avais promis à Cuneglas de donner ma vie pour protéger la vie de sa sœur, et il m’avait embrassé avant de me chuchoter à l’oreille : « Tue-la, Derfel, plutôt que de la laisser tomber entre les mains de Diwrnach. »

Il avait les yeux embués de larmes et je faillis presque me raviser. « Si vous lui donnez l’ordre de rester, Seigneur Roi, sans doute obéirait-elle.

— Jamais, mais elle est plus heureuse aujourd’hui qu’elle ne l’a jamais été. En outre, Iorweth m’assure qu’elle reviendra. Va, mon ami. » Il avait reculé d’un pas. En guise de cadeau d’adieu, il nous avait offert un sac de lingots d’or dont nous chargeâmes l’un des poneys.

La route enneigée conduisait au nord vers Gwynedd. Je n’étais encore jamais allé dans ce royaume qui me sembla rude et inhospitalier. Les Romains y étaient venus, mais s’étaient contentés d’en extraire du plomb et de l’or. Ils n’avaient guère laissé de marques ni donné la moindre loi au pays. Les gens vivaient dans des cabanes sombres et trapues entassées les unes sur les autres derrière une enceinte de pierres gardée par des chiens et surmontée de crânes de loups et d’ours pour chasser les esprits. Des cairns marquaient les sommets des collines et tous les quelques kilomètres, au bord de la route, nous tombions sur un pieu chargé d’ossements humains et de loques. Il y avait peu d’arbres, les ruisseaux étaient gelés et la neige bloquait quelques passes. La nuit, nous nous mettions au chaud chez l’habitant, que nous remercions de quelques éclats d’or taillés dans les lingots de Cuneglas. Nous avions tous des fourrures. Ceinwyn et moi, comme mes hommes, étions enveloppés de pelisses de loup et de peaux de cerf pouilleuses, mais Merlin portait un manteau taillé dans la peau d’un gros ours noir. Nimue avait des peaux de loutre grises beaucoup plus légères que les nôtres, mais même ainsi elle ne semblait pas ressentir le froid comme nous autres. Elle seule ne portait pas d’armes. Merlin portait son bâton noir, une arme redoutable dans la bataille, tandis que mes hommes avaient lances et épées. Même Ceinwyn avait une lance légère et portait à la taille son long couteau de chasse. Elle ne portait aucun or, et les habitants qui nous donnaient l’hospitalité n’avaient aucune idée de son rang. Ils remarquaient l’éclat de sa chevelure et imaginaient qu’elle était, comme Nimue, une adepte de Merlin. Quant à Merlin, ils l’adoraient : tous le connaissaient et lui apportaient leurs enfants estropiés pour qu’il passe la main sur eux.

Il nous fallut six jours pour rejoindre Caer Gei où Cadwallon, roi de Gwynedd, avait pris ses quartiers d’hiver. Le caer lui-même était un fort au sommet d’une colline, mais sous le contrefort s’étendait une vallée profonde aux flancs escarpés couverts de grands arbres. Au fond de la vallée, une palissade de bois enfermait une grande salle, quelques magasins et une vingtaine de cabanes, toutes couvertes de neige et de longues chandelles de glace suspendues à leurs égouts. Cadwallon était en fait un vieillard morose, et sa salle faisait à peine le tiers de celle de Cuneglas. Le sol de terre battu était déjà couvert des paillasses des guerriers, qui nous firent à contrecœur une petite place tandis qu’un coin à l’abri était réservé à Nimue et Ceinwyn. Ce soir-là, Cadwallon nous offrit un banquet, une triste pitance de mouton salé et de compote de carottes, mais ses magasins n’avaient rien de mieux à nous offrir. Il offrit généreusement de nous soulager de la présence de Ceinwyn pour en faire sa huitième épouse, mais il ne parut ni offensé ni déçu de son refus. Ses sept épouses actuelles étaient des femmes brunes et moroses qui se partageaient une cabane ronde et passaient leur temps à se chamailler et à persécuter les enfants de leurs rivales.

Caer Gei était un trou perdu, mais une demeure royale, et l’on avait peine à croire que Cunedda, le père de Cadwallon, avait été Grand Roi avant Uther de Dumnonie. Depuis ces temps glorieux, les lances du Gwynedd n’avaient plus connu de jours fastes. On avait aussi peine à croire que c’est ici qu’avait été élevé Arthur, sous les cimes maintenant étincelantes de neige et de glace. J’allai voir la maison où sa mère avait trouvé refuge après qu’Uther l’eut répudiée et je découvris une maison aux murs de terre de la même taille que notre maison de Cwm Isaf. Elle était entourée de sapins dont les branches ployaient sous la neige et donnait sur le nord, en direction de la Route de Ténèbre. Elle abritait désormais trois lanciers avec leurs familles et leur bétail. La mère d’Arthur était la demi-sœur du roi Cadwallon, qui était donc l’oncle d’Arthur, mais Arthur était un enfant illégitime et il ne lui était guère permis d’attendre de ce lien de parenté de nombreuses lances dans sa campagne du printemps contre les Saxons. En vérité, Cadwallon avait envoyé des hommes contre Arthur à Lugg Vale, mais il l’avait fait par précaution, afin de garder l’amitié du Powys, non par haine de la Dumnonie. Le plus souvent, Cadwallon tournait ses lances au nord, vers le Lleyn.

Au banquet, le roi invita son Edling, le prince Byrthig, à nous parler du Lleyn. Byrthig était un petit homme trapu, avec une grande balafre qui courait de sa tempe gauche jusqu’à sa barbe épaisse en passant par son nez cassé. Il n’avait que trois dents, ce qui l’obligeait à des efforts laborieux et répugnants pour mâchonner sa viande. Il se servait de ses doigts pour frotter la viande contre son unique dent de devant et la réduire en lambeaux qu’il ingurgitait à grand renfort d’hydromel. Ainsi sa barbe noire en bataille était toujours dégoulinante de jus de viande et encombrée de reliefs à demi mâchonnés. Le morose Cadwallon proposa à Ceinwyn d’en faire son mari et, une fois encore, ne parut point s’émouvoir de son refus délicat.

Diwrnach, nous expliqua le prince Byrthig, vivait au fort de Boduan, à l’ouest de la péninsule du Lleyn. Le roi était l’un des seigneurs irlandais d’Outre-mer, mais à la différence de celle d’Œngus de Démétie, sa bande de guerre rassemblait non pas les hommes d’une seule tribu irlandaise, mais des fugitifs de toutes les tribus. « Il accueille quiconque traverse les eaux. Plus ils sont brutaux, plus il est content, ajouta Byrthig. Les Islandais se servent de lui pour se débarrasser de leurs parias et ils n’ont pas manqué ces derniers temps.

— Les chrétiens, marmonna Cadwallon en guise d’explication avant de cracher.

— Le Lleyn est un pays chrétien ? demandai-je surpris.

— Non, aboya Cadwallon comme si j’aurais dû savoir à quoi m’en tenir. Mais l’Irlande s’incline devant le Dieu chrétien. Dans les bosquets. Et ceux qui ne supportent pas ce Dieu s’enfuient au Lleyn. » Il retira un bout d’os de sa bouche et l’inspecta d’un air lugubre. « Il nous faudra bientôt les combattre, ajouta-t-il.

— Les  effectifs  de  Diwrnach  augmentent ? voulut savoir Merlin.

— À ce qu’on entend, mais on sait assez peu de choses », répondit Cadwallon, observant la chaleur de la salle qui faisait fondre la neige recouvrant le toit en pente. Il y eut un bruit sourd, suivi d’un choc étouffé lorsque la masse de neige glissa du toit de chaume.

« Diwrnach, expliqua Byrthig d’une voix rendue sifflante par sa maigre denture, ne demande qu’une seule chose : qu’on lui fiche la paix. Si nous le dérangeons, il viendra à l’occasion nous déranger. Ses hommes viennent prendre des esclaves, mais nous avons posté quelques guerriers dans le nord et ils ne s’aventureront pas jusqu’ici. En revanche, si sa bande de guerre devient trop importante pour les récoltes du Lleyn, il cherchera d’autres terres ailleurs.

— Ynys Mon est réputée pour ses récoltes », dit Merlin. Ynys Mon était cette grande île située au large de la côte nord de Lleyn.

« Ynys Mon pourrait en nourrir un millier, admit Cadwallon, mais seulement s’il en épargnait la population pour cultiver la terre et rentrer les récoltes. Mais il n’épargne personne. Tous les Bretons qui avaient un peu de bon sens ont quitté le Lleyn voici des années, et ceux qui sont restés rampent de terreur. Comme vous le feriez si Diwrnach venait chercher ce qu’il désire.

— C’est-à-dire ? » demandai-je.

Cadwallon me dévisagea, marqua un temps de pause, puis haussa les épaules :

« Des esclaves.

— Tel est votre tribut ? demanda Merlin d’une voix mielleuse.

— Un prix bien modeste pour avoir la paix, répondit Cadwallon, balayant l’accusation d’un revers de main.

— Combien ? voulut savoir Merlin.

— Quarante par an, admit finalement Cadwallon. Pour la plupart des orphelins et parfois même quelques prisonniers. Mais il a un faible pour les filles. » Il considéra Ceinwyn d’un air songeur. « Il aime les filles.

— Beaucoup d’hommes partagent cet appétit, Seigneur Roi, répondit sèchement Ceinwyn.

— Mais nul n’a un appétit comparable au sien, la prévint Cadwallon. Ses magiciens lui ont dit qu’un homme armé d’un bouclier couvert de la peau tannée d’une vierge sera invincible dans la bataille. » Il haussa les épaules. « Peux pas dire que j’ai jamais essayé moi-même.

— Ainsi donc, vous lui envoyez des enfants ? reprit Ceinwyn d’un ton accusateur.

— Vous connaissez d’autres espèces de vierges ? rétorqua le roi.

— Nous le croyons touché par les Dieux, reprit Byrthig, comme si cela expliquait l’appétit de Diwrnach pour les esclaves vierges, car il paraît fou. Il a un œil rouge. » Il s’arrêta pour broyer un morceau de mouton gris sur sa dent de devant. « Il couvre ses boucliers de peau, poursuivit-il quand la viande ne fut plus qu’un tissu, puis il les peint de sang. D’où le nom de Bloodshields que se donnent ses hommes : les Boucliers de Sang. » Cadwallon fit le signe contre le mal. « Et certains disent qu’il mange la chair des filles, poursuivit Byrthig, mais nous n’en savons trop rien. Qui sait ce que font les fous ?

— Les fous sont proches des Dieux », grommela Cadwallon. Il était manifestement terrorisé par son voisin du nord, ce qui, me disais-je, n’avait rien d’étonnant.

« Certains fous sont proches des Dieux, intervint Merlin. Pas tous.

— Diwrnach si, l’avertit Cadwallon. Il fait ce qu’il veut, à qui il veut, et comme il lui plaît, et les Dieux le préservent. » Une fois de plus, je me signai contre le mal et me surpris à regretter la lointaine Dumnonie, avec ses tribunaux, ses palais et ses longues routes romaines.

« Avec deux cents lances, dit Merlin, vous pourriez bouter Diwrnach hors de Lleyn. Vous pourriez le jeter à la mer.

— Nous avons essayé une fois, expliqua Cadwallon, et cinquante de nos hommes sont morts de dysenterie en une semaine. Cinquante autres frissonnaient dans leur merde. Montés sur leur poney, ses guerriers hurlants nous encerclaient et profitaient de la nuit pour faire pleuvoir sur nous leurs longues lances. Quand nous atteignîmes Boduan, il n’y avait qu’un grand mur couvert de malheureuses créatures moribondes et sanguinolentes qui hurlaient et se contorsionnaient à leurs crochets. Aucun de mes hommes ne voulut escalader pareille horreur. Ni moi, admit-il. Et si je l’avais fait ? Il se serait enfui à Ynys Mon et il m’aurait fallu des jours et des semaines pour trouver des navires et lui donner la chasse. Je n’ai ni le temps, ni les lanciers, ni l’or nécessaires pour jeter Diwrnach à la mer, alors je lui donne des enfants. C’est moins cher. » Il cria à une esclave de lui apporter de l’hydromel et posa un regard acide sur Ceinwyn. « Donnez-la-lui, dit-il à Merlin, et il pourrait bien vous donner le Chaudron.

— Je ne lui donnerai rien pour le Chaudron, répliqua Merlin. Qui plus est, il ne sait même pas que le Chaudron existe.

— Il sait, intervint Byrthig. Toute la Bretagne sait pourquoi vous êtes dans le nord. Et vous croyez peut-être que ces magiciens ne veulent pas découvrir le Chaudron ? »

Merlin sourit. « Envoyez vos lanciers avec moi, Seigneur Roi, et nous prendrons à la fois le Chaudron et le Lleyn. »

Cadwallon dédaigna la proposition. « Diwrnach apprend à avoir des relations de bon voisinage. Je te laisserai traverser mes terres, car je crains ta malédiction si je n’y consens point, mais aucun de mes hommes ne vous accompagnera, et quand vos os seront enfouis dans les sables du Lleyn, j’expliquerai à Diwrnach que je n’étais pour rien dans votre intrusion.

— Lui direz-vous la route que nous allons suivre ? » demanda Merlin car deux routes s’offraient à nous. L’une faisait le tour de la côte et c’était la route habituelle du nord en hiver. L’autre était la Route de Ténèbre, que la plupart des hommes jugeaient impraticable en hiver. Merlin avait espéré qu’en suivant cette route nous pourrions surprendre Diwrnach et quitter Ynys Mon avant même, ou presque, qu’il ne sût notre présence.

Cadwallon sourit pour la première fois de la soirée. « Il sait déjà, répondit le roi, avant de jeter un coup d’œil à Ceinwyn, la figure la plus resplendissante de cette salle enfumée. Et sans doute attend-il votre venue. »

Diwrnach savait-il que nous comptions suivre la Route de Ténèbre ? Ou était-ce simple conjecture de Cadwallon ? Je crachai tout de même, histoire de nous protéger tous du mal. Le solstice d’hiver approchait, la longue nuit de l’année où la vie reflue, où l’espoir est mince, où les démons règnent en maîtres dans les airs. Et à ce moment-là, nous serions sur la Route de Ténèbre.

Cadwallon nous prenait pour des fous, Diwrnach nous attendait. Et chacun de s’envelopper dans ses fourrures pour passer la nuit.

 

*

 

L'ennemi de Dieu
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